Enquête sur le charnier de Yopougon - (26 octobre 2000)

Mission conjointe Fédération internationale des ligues des droits de l'homme - Reporters sans frontières


Paris, le 22 décembre 2000

Introduction

Le 27 octobre 2000, un charnier de cinquante-sept personnes est découvert à Yopougon, un quartier populaire du nord-ouest d’Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire.

Cette découverte intervient dans un contexte politique insurrectionnel. Cinq jours plus tôt, le dimanche 22 octobre, une élection présidentielle a opposé notamment le général Robert Gueï à Laurent Gbagbo, le leader du Front populaire ivoirien (FPI). Alassane Dramane Ouattara, le président du Rassemblement des républicains (RDR), a été empêché de se présenter, au prétexte qu’il ne serait pas Ivoirien. Alors que des résultats provisoires donnent M. Gbagbo vainqueur, le ministère de l’Intérieur dissout la commission nationale électorale et annonce la victoire du général Gueï. Les 24 et 25 octobre, des dizaines de milliers de personnes descendent dans la rue. Des éléments des forces de sécurité, favorables au général Gueï, tirent sur la foule, faisant des dizaines de morts. Une partie de l’armée et la gendarmerie se rallient aux manifestants, entraînant la fuite du général Gueï. Laurent Gbagbo est officiellement investi, le 26 octobre en fin d’après-midi.

Cependant, à l’aube du 26 octobre, des militants du RDR, munis d’armes blanches (couteaux, machettes, gourdins, etc.) et plus rarement d’armes à feu, envahissent les rues d’Abidjan pour réclamer une nouvelle élection. Des affrontements violents les opposent aux militants du FPI et aux forces de l’ordre (police et gendarmerie). Le premier bilan s’élève à plus d’une centaine de morts. Le 27 octobre, on découvre à Yopougon un charnier de cinquante-sept personnes. Ce massacre suscite une immense émotion à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Dès le lendemain, les nouvelles autorités ivoiriennes affirment leur volonté de faire toute la lumière sur cette affaire, précisant qu’elles sont prêtes à accueillir une commission d’enquête internationale.

C’est à la suite de cette proposition des autorités ivoiriennes que la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Reporters sans frontières (RSF) ont décidé de se rendre en Côte d’Ivoire. Une délégation des deux organisations non gouvernementales a séjourné à Abidjan du 13 au 19 décembre 2000. Composée de Khemaïs Chammari, ancien vice-président de la FIDH, Parfait Moukoko, président de l’Observatoire congolais des droits de l’homme, Robert Ménard, secrétaire général de RSF, et Jean-François Julliard, coordinateur de la recherche à RSF, cette délégation a notamment rencontré le président de la République, les ministres de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice ainsi que le porte-parole du gouvernement, des responsables de partis politiques, des magistrats en charge de l’enquête, des responsables de la gendarmerie, des représentants d’associations ivoiriennes de défense des droits de l’homme, des journalistes ivoiriens, des correspondants de la presse étrangère. Elle a également recueilli les témoignages des deux rescapés du charnier et des parents de victimes.

La mission devait répondre, dans le contexte des violences dont la Côte d’Ivoire a été le théâtre ces trois derniers mois, à trois questions centrales :
- qui a tué, et dans quelles conditions, les dizaines de personnes retrouvées à Yopougon ?
- où en sont les procédures judiciaires et administratives initiées par les autorités après la découverte du charnier ?
- quelle a été l’attitude des médias et quel sort leur a été réservé pendant cette période ?

La découverte du charnier

Vendredi 27 octobre 2000. " Il est 11 heures - 11h30, affirme Amadou Coulibaly, secrétaire général adjoint à la communication du RDR, quand je reçois un coup de téléphone anonyme. Mon interlocuteur explique qu’une centaine de personnes ont été tuées près de la forêt du Banco, à Yopougon. " Selon les responsables de la cellule communication du RDR, deux autres membres dirigeants du parti reçoivent des appels similaires au même moment. Quelques heures plus tard, autour de 15 heures, toujours selon Amadou Coulibaly, la cellule de communication envoie un cameraman sur place. Il ramènera des images qui seront diffusées à la fin de la réunion du bureau politique du parti de M. Ouattara, qui se tient ce jour-là, en fin d’après-midi, dans la résidence même du président du RDR, dans le quartier de Cocody.

Les responsables de la cellule communication du RDR expliquent qu’ils ont prévenu alors les médias internationaux (RFI, AFP, BBC, Reuters, etc.), ainsi que Le Patriote (quotidien proche du parti). Interrogés par la délégation FIDH-RSF, les correspondants de RFI et de l’AFP nuancent cette version des faits. Ils auraient été prévenus directement par d’autres militants du RDR. La première dépêche, de l’AFP, date de 16h39, le vendredi 27 octobre. RFI abordera pour la première fois cette question dans son journal de 19 heures.

Au même moment, à partir de 16 heures, se tient le premier Conseil des ministres du gouvernement mis en place par le nouveau chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, investi la veille. " Le 27 octobre, vers 17 heures - 17h30, explique le Président, on m’apporte une dépêche de l’AFP. Je l’ai lue à haute voix et j’ai demandé aux ministres de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice d’aller voir sur place si c’était vrai. Je dois vous dire que je n’y croyais pas. J’ai dit aux ministres que si c’était faux, il fallait poursuivre ceux qui faisaient courir de tels bruits. Mais si c’était vrai, il fallait ouvrir une enquête. " En raison de l’heure tardive de la fin du Conseil des ministres, les membres du gouvernement ne se rendent sur les lieux que le samedi 28 octobre, au matin.

M. Gbagbo poursuit : " Les trois ministres sont venus me faire un compte rendu dans la journée du samedi. Ils avaient bien vu une cinquantaine de corps et une enquête allait être ouverte. " Le ministre de la Justice, Siene Oulaï, a expliqué à la délégation qu’il avait saisi la police judiciaire dès le samedi matin. L’information judiciaire est ouverte le mardi 31 octobre. Elle est confiée à deux juges d’instruction, Cécile Zappa, doyen des juges d’instruction du tribunal de première instance d’Abidjan Plateau, et Joachim Ladji Gnakadé, doyen des juges d’instruction du tribunal de première instance de Yopougon.

Les ministres qui se sont rendus sur les lieux du charnier, accompagnés de journalistes et de magistrats, prennent immédiatement des engagements. " J’ai demandé que l’enquête soit menée sans a priori. La justice va faire son travail. Le gouvernement fera en sorte que les coupables soient châtiés, conformément à la loi. Il n’y a personne, pour quelque raison que ce soit, qui puisse bénéficier de l’impunité ", affirme Emile Boga Doudou, le ministre de l’Intérieur. Moïse Lida Kouassi, ministre de la Défense ajoute : " Comme nous voulons nous blanchir, nous sommes prêts à accueillir une commission d’enquête internationale qui se proposerait de faire la lumière sur ce charnier. " Le Premier ministre en personne, Affi Nguessan, explique : " Nous n’avons rien à cacher. Personne, pour quelque raison que ce soit, ne pourra bénéficier de l’impunité. " Des promesses sont ainsi faites, même si le ministre de la Défense précise qu’il est " difficile de pointer du doigt dans une direction ". Quelques jours plus tard, le garde des Sceaux précisera que l’article de la Constitution, adoptée sous le régime du général Gueï, qui prévoit une amnistie pour les anciens membres du pouvoir militaire, ne s’applique qu’au coup d’Etat du 24 décembre 1999 (qui a porté le général Gueï au pouvoir).

De son côté, le RDR ne reste pas inactif. Selon ses responsables, le bilan global des affrontements du 26 octobre s’établirait à 155 morts, un nombre qui regroupe les corps retrouvés dans le charnier de Yopougon et les victimes des affrontements qui se sont déroulés dans le pays. Des dirigeants du parti de M. Ouattara parlent de " guerre civile ", de " massacre ", de " génocide ". Selon Aly Coulibaly, porte-parole du RDR, détenu depuis le 5 décembre pour " troubles à l’ordre public ", les victimes ne seraient pas seulement des militants et sympathisants de son parti, mais également des personnes " portant des patronymes du Nord ou des musulmans, en raison de l’amalgame pratiqué entre Dioulas [nom générique donné aux musulmans en Côte d’Ivoire] et militants du RDR. " Le dimanche 12 novembre, lors de l’enterrement de plusieurs victimes du charnier du 26 octobre, dans le cimetière de Williamsville, le plus vaste d’Abidjan, une sympathisante du parti de M. Ouattara lance : " Jamais nous n’oublierons ce que les gendarmes et les militants de Gbagbo ont fait. " La tombe collective est baptisée le " Carré des martyrs ".

Des rescapés témoignent

Selon un bilan définitif et officiel communiqué par le ministre de l’Intérieur, le dimanche 29 octobre, cinquante-sept corps ont été décomptés dans le charnier de Yopougon. Emile Boga Doudou précise : " Un médecin légiste a été commis officiellement pour situer les dates des meurtres. Les victimes ont été tuées par balles. Une seule d’entre elles disposait d’une pièce d’identité. " Il précisera, lors de sa rencontre avec la délégation FIDH-RSF, qu’en fait, " on a retrouvé plusieurs pièces d’identité sous les corps ".

Une dépêche de l’AFP, signée de Christophe Koffi, décrit précisément le charnier : " Les corps, apparemment tous d’hommes jeunes, ont été découverts dans une zone de brousse près de la zone industrielle du quartier de Yopougon. Un premier groupe de dix corps et un deuxième de huit sont allongés sur le sol autour d’un groupe plus important, comportant de vingt-cinq à trente corps, dont l’enchevêtrement rend le décompte précis difficile (…) De nombreuses douilles jonchent le sol, maculé de sang près des corps et les cadavres présentent des traces de blessures par balles (…) Les chaussures des victimes sont posées sur le sol en plusieurs tas. "

Dès le vendredi 27 octobre, affirment les dirigeants du RDR, un premier rescapé se présente au domicile de M. Ouattara. Ibrahim T. a 19 ans. Il est apprenti charpentier et vit dans le quartier d’Abobo, un fief du RDR, dont il est un sympathisant. Son témoignage est accablant pour la gendarmerie. Depuis, il vit caché, protégé par le RDR qui l’a présenté à la délégation FIDH-RSF. Le 18 décembre, Ibrahim T. n’avait toujours pas rencontré le juge d’instruction et n’avait pas non plus porté plainte. Pour justifier cette situation, un responsable du RDR a expliqué à la délégation qu’il tenait " à ces témoins comme à la prunelle de ses yeux ". Ce jeune homme, dont les parents sont originaires de Korhogo (au nord du pays), raconte sa journée du 26 octobre :

" On était à la maison, à Avocatier [dans le quartier d’Abobo] à écouter la musique. On était huit. Les gendarmes sont arrivés. Ils nous ont tapés avec la machette qui était à la maison. Ensuite, ils nous ont demandé de nous mettre torse nu. On les a suivis à pied jusqu’au camp [camp commando de gendarmerie d’Abobo]. Sur le trajet, ils nous ont frappés sur la tête. Un groupe était déjà couché dans la cour. Il y avait des morts. Ils nous ont conduits derrière un bâtiment où ils nous ont frappés. La lumière commençait à tomber. Ils nous ont obligés à mettre les blessés et les morts dans la fourgonnette. Nous sommes partis. Quand on s’est arrêtés, ils nous ont fait descendre les corps. On les a mis dans la cendre qui était là. Moi, j’en ai profité pour rester couché à faire le mort. Et les gendarmes ne s’en sont pas aperçus. Il y a eu des tirs. Ensuite je n’entendais plus. Après longtemps, je me suis levé. J’ai crié pour appeler mon frère. J’ai vu un autre qui se levait. J’ai couru vers le goudron. "

Le deuxième rescapé dont parle Ibrahim T. est conduit au domicile de M. Ouattara, le dimanche 29 octobre, dans l’après-midi, par le comité RDR de son quartier, dont il est militant. Son témoignage met également en cause les gendarmes de la caserne d’Abobo. Il vit aujourd’hui, comme Ibrahim T., sous la protection du RDR qui l’a présenté à la délégation FIDH-RSF. Almamy D. a 21 ans. Il travaille dans le quartier d’Abobo pour un " dépôt de sucrerie ". Ses parents sont originaires d’Odiénné, une ville dans le nord-ouest du pays.

" A 8 heures [le jeudi 26 octobre], on est parti à la marche. Le RDR avait donné un mot d’ordre. Ce qui s’était passé n’était pas juste. On devait aller vers la RTI [la radiotélévision ivoirienne]. Je n’avais rien à la main. Vers le centre culturel d’Abobo, les gendarmes sont sortis et tout le groupe s’est dispersé. Ils fonçaient sur nous. Un peu beaucoup d’entre nous ont été entourés par les gendarmes. Ils nous ont frappés avec leurs ceintures. Ils nous ont mis dans un camion, un cargo bleu tout en fer, pas bâché. Ils nous ont amenés au camp [le camp commando d’Abobo]. Il y avait déjà des gens dans la cour. Ils nous ont chicotés. D’autres gens ont été amenés dans la matinée. Le sang coulait. Ils ont mis du piment dans l’eau qu’ils ont versée sur nos blessures. Un gendarme a dit : " Si on tue quelqu’un de chez nous, on vous tue tous. " Ils nous ont séparés en deux groupes et nous ont dit de faire nos dernières prières. Il y avait deux enfants dont un Béninois. Ils l’ont obligé à porter des briques de vingt [des parpaings pour la construction]. Il pleurait. Il est tombé. Ils ont fait nager quelqu’un dans le caniveau.

Vers 2 heures, une jeep est arrivée avec la sirène. Ils ont dit qu’un gendarme était mort. Les familles du camp, les gendarmes, tout le monde pleurait. Deux de la jeep ont tiré sur nous avec un pistolet. Ils ont tué beaucoup de monde. Je me suis couché. Une balle a traversé mon bras droit. Mon frère a été tué. Quand ils ont arrêté de tirer, le petit Béninois s’est levé pour demander de l’eau. Alors, un gendarme a crié : " Ah bon ! Vous n’êtes pas tous morts. Vous allez voir ! " Ils ont tué le petit Béninois. Un autre groupe est arrivé qui nous a aidés à mettre les corps dans une fourgonnette bleue. On était serrés dedans. On était assis sur les corps. Quand on a quitté le camp, il y avait devant nous une jeep avec six ou sept gendarmes et derrière un camion vert avec un chauffeur casqué et une quinzaine de gendarmes avec des fusils à la main.

Il ne faisait pas encore nuit. On a pris la route d’Anyama. Ils sont d’abord allés près d’une clôture carrée. Mais on est repartis. A un moment, on s’est arrêtés sur le bord de la route. La jeep a continué sur un chemin. Quand des voitures se sont arrêtées près de nous pour demander ce qui se passait, les gendarmes leur ont dit de circuler. La jeep est revenue mais seulement avec deux gendarmes. On l’a suivie sur le chemin. Quand on s’est arrêtés, ils nous ont demandé de descendre les corps. Avec d’autres, on n’a pas voulu descendre. Certains disaient qu’ils allaient nous tuer. Un gendarme est venu qui nous a dit : " Ou vous descendez ou on vous tue dans le camion. " On est descendu. On a fini de descendre les corps et tous les vêtements pleins de sang. Ils nous ont dit de s’asseoir par terre. Un est arrivé qui nous a arrosés avec la mitraillette. Je me suis couché et deux autres sont tombés sur moi. Ils ont vérifié si tout le monde était mort. Celui qui était sur moi respirait encore en faisant beaucoup de bruit. Ils lui ont tiré dessus. Une balle a traversé ma cuisse. Un gendarme a crié : " Qui veut boire de l’eau ? " Personne n’a répondu. Un gendarme a dit : " On va tous les brûler. " Un autre a dit : " C’est pas la peine. Ils sont tous morts. " Ils ont démarré. Après, quelqu’un s’est levé et a appelé son frère. Je me suis levé. Il faisait nuit. Moi aussi j’ai appelé mon frère. L’autre a couru. Je l’ai suivi vers le goudron. A un moment on a vu une lumière jaune. On a eu peur, on s’est jetés dans le taillis pour se cacher ".

La délégation a effectivement constaté qu’une balle avait traversé son bras droit. En revanche, l’autre balle n’avait qu’effleuré sa cuisse. Almamy D. explique qu’il s’est ensuite rendu chez son oncle qui habite à Yopougon. Il rentrera à Abobo le lendemain, où il sera pris en charge par le comité RDR du quartier qui l’accompagne chez Alassane Ouattara.

Les gendarmes mis en cause

Les témoignages des deux rescapés, recueillis par la presse internationale et certains médias ivoiriens dans les locaux et sous contrôle du RDR, vont être largement diffusés. Par ailleurs, à partir de ces deux témoignages et des images du charnier, la cellule de communication du RDR réalise un film non diffusé dont elle a remis une copie à la délégation FIDH-RSF.

Enfin, le RDR a proposé à la délégation de rencontrer quatre parents des victimes. Un seul affirme avoir été un témoin direct des événements. Mariam S. se présente comme la sœur de deux victimes du charnier de Yopougon, Brahima S., 34 ans, et Abdoulaye S., 28 ans. Elle raconte que ce jour-là, à 15h30, des gendarmes sont arrivés dans le secteur " Gros pneu " où elle habite :

" Ils ont défoncé la porte de la chambre où Abdoulaye dormait et l’ont traîné dehors. Dans la même cour, mais dans la pièce en face, ils ont trouvé les trois fils de la famille K., un de leurs camarades et un garçon, Ibrahim T. [l’un des deux rescapés], qui écoutaient de la musique. Mon deuxième frère, Brahima S., dormait dans la pièce d’à côté. Ils ont tous été arrêtés. Ils les ont conduits dans la cour. Ma mère, mes sœurs et moi, on a été menacées. Les gendarmes nous ont obligées à nous coucher par terre. Ils nous ont dit qu’ils emmenaient les garçons au camp commando d’Abobo. "

Au cœur des accusations des deux rescapés et de ce témoin unique, les gendarmes du camp commando d’Abobo. Ce camp regroupe environ cent cinquante gendarmes et leurs familles. Il est dirigé par le commandant Be Kpan qui a sous ses ordres trois pelotons de marche, dirigés par trois lieutenants, et un peloton hors rang, chargé de l’intendance et du soutien, sous la responsabilité d’un adjudant-chef.


La gendarmerie a basculé dans le camp des partisans de M. Gbagbo dans la nuit du 24 au 25 octobre. " C’est dans la nuit du mardi au mercredi que des chars blindés de la caserne d’Akouédo ont attaqué les hommes du général Gueï, raconte l’actuel chef de l’Etat. Militairement, c’est un fiasco. Sur les quatre chars qui interviennent, deux sont mis hors combat. Les deux autres se dirigent vers la gendarmerie où ils rallient une vingtaine de véhicules blindés. Ils vont alors parcourir la ville où ils demandent aux patriotes de descendre dans les rues. C’est vrai, les gendarmes m’ont sauvé la mise à ce moment-là. Le 25, vers 16 heures, un détachement de la gendarmerie viendra d’ailleurs à notre QG pour nous protéger. "

Le jeudi 26 octobre, dans le quartier d’Abobo, les gendarmes de l’escadron porté 3/1 du camp commando, dirigés par le commandant Be Kpan, sont réveillés à 2 heures du matin, prévenus que des manifestants commencent à " poser des barricades et à barrer des routes ". A 4 heures, les gendarmes se répartissent dans plusieurs zones : une patrouille vers Anyama, une seconde au rond-point devant la mairie, une troisième au carrefour " sans manquer ", une quatrième au plateau Dokui, près du zoo, enfin une dernière à la caserne. " On a essayé de dégager les accès. C’était très violent, raconte le commandant Be Kpan. Ils avaient des lance-pierres, mais avec des billes en fer. Certains étaient armés. Les honnêtes gens nous appelaient au secours, mais nous avions du mal à atteindre certains quartiers. Il y avait des milliers de manifestants. Et ce n’étaient pas que des Ivoiriens… De vrais mercenaires, prêts à tout. Les affrontements se sont poursuivis jusqu’à 17 heures. On peut même parler de combat. Et pas avec des fusils de chasse, mais à coups de rafales de fusils d’assaut, des T 51. "

Dans ce contexte, qu’il compare à une véritable " guérilla ", le commandant Be Kpan décrit la mort d’un de ses lieutenants, Emmanuel Nyobo N’Guessan : " Il a été tué en début d’après-midi. Il était avec une équipe de dix à quinze hommes. Quand j’ai été averti de sa mort et que je me suis rendu sur place, j’ai trouvé son corps déshabillé jusqu’aux genoux. Il avait reçu deux balles dans le bassin. Il avait l’œil crevé et un coup de machette ou de gourdin l’avait blessé à la tête. J’ai ramené son corps vers 15 heures à la caserne, avant de le transporter à l’infirmerie de la caserne d’Agban [le principal centre de santé de la gendarmerie]. "

Cette version de la mort du lieutenant Nyobo N’Guessan est contestée par Le Patriote, un quotidien proche du RDR, qui produit le témoignage d’un " jeune garçon " qui assure que le lieutenant aurait été abattu par erreur par un de ses hommes : " Un autre gendarme qui était derrière moi a ouvert le feu. Malheureusement pour lui, il m’a raté et c’est son collègue qui a pris la décharge. " Interrogé par la délégation FIDH-RSF, Michel Omer Doueu, procureur de la République du tribunal d’Abidjan, précise que le corps du lieutenant, qui n’a pas fait l’objet d’une autopsie, était " criblé de balles ". Deux personnes ont été interpellées le jour même, Vamara D. et Lassina D. Ils sont actuellement détenus à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA), officiellement accusés d’" assassinat ". Pour ce procureur de la République, les deux jeunes gens ou peut-être seulement l’un des deux se seraient emparés de l’arme d’un gendarme et auraient " tiré sur le lieutenant Nyobo N’Guessan ". Il conclut : " L’accident nous semble exclu. "

La suite du récit du commandant Be Kpan est en totale contradiction avec les témoignages des deux rescapés du charnier de Yopougon. Pourtant, en même temps, elle corrobore plusieurs points de leurs récits. En effet, si l’officier qui dirige le camp commando d’Abobo nie formellement que des personnes aient été détenues puis, pour certaines, abattues à l’intérieur même de cette enceinte militaire, il confirme qu’il est bien arrivé dans " une jeep de commandement avec son chauffeur et trois hommes derrière avec le cadavre " vers 15 heures. Il ajoute que ses hommes " étaient en pleurs ", un détail que l’on retrouve dans le témoignage d’Almamy D. De même, le commandant Be Kpan, interrogé par la délégation FIDH-RSF, précise que parmi les véhicules du camp d’Abobo, se trouvent un gros camion Uaké " en fer, de couleur bleue, pouvant contenir jusqu’à 25 personnes assises ", et un " camion de couleur vert armé, un TP3 de marque Saviem pouvant transporter quinze personnes ". Deux véhicules de transport de troupes qui correspondent à la description faite par les deux rescapés. Enfin, quand on lui demande s’il y avait des personnes retenues dans la cour de la caserne, l’officier répond d’abord : " Non, absolument aucune. " Avant de se reprendre : " Moi, je n’en ai pas vu "…

Le procureur de la République du tribunal de Yopougon, Joachim Yua Koffi, a pris connaissance du compte rendu des premières auditions réalisées par la gendarmerie, dans le cadre d’une enquête de commandement, confiée au nouveau commandant supérieur de la gendarmerie, le colonel Touvoly, parallèlement à l’enquête judiciaire. Il a expliqué à la délégation que les cinq hommes accompagnant le lieutenant avaient demandé des renforts juste après la mort de leur officier. Lors de leur interrogatoire, les soldats ont précisé que ces renforts étaient " venus en représailles ". Ils ont ajouté : " Mais on n’a rien fait. " Le magistrat n’en croit rien. Il est, au contraire, convaincu que des rafles ont bien été menées après la mort du lieutenant par les hommes de la caserne d’Abobo. Il précise : " Il y a des témoins. Nous avons même le numéro d’immatriculation d’un camion. Ce sont des gendarmes, cela ne fait pas de doute. " Le procureur n’exclut d’ailleurs pas que d’autres rafles aient eu lieu avant la mort de l’officier. Mais il ajoute qu’il lui est impossible, en l’état de l’enquête, de dire si les personnes " raflées " ont été conduites à la caserne d’Abobo.

Un officier supérieur de la gendarmerie estime que l’esprit de corps est tel dans cette arme qu’il n’a aucun mal à imaginer la violence de la réaction des hommes du camp commando d’Abobo. Cet " esprit de corps " trouve sa traduction dans les propos recueillis par la délégation auprès d’un autre gradé de la gendarmerie, en charge de la formation de ce corps, qui affirme : " Si les manifestants touchent un de mes hommes, j’en tue cent, sans état d’âme. "


Où en est l’enquête ?

Le vendredi 27 octobre, à 17 heures, les gendarmes mettent en place un périmètre de sécurité autour du charnier, qui sera levé dès le lendemain après-midi. Le procureur de la République, Joachim Yua Koffi, justifie cette décision : " Toutes les constatations avaient été faites. Il n’y avait pas besoin de prendre d’autres mesures conservatoires. "

Le samedi 28 octobre, les corps du charnier de Yopougon sont transportés à la morgue du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Treichville. Cette tâche est confiée à l’entreprise Ivosep qui, sur réquisition, la mènera à bien entre 11 heures et 13 heures. Les corps sont enveloppés dans des linceuls en plastique noir, ce qui aura pour effet d’accélérer la décomposition des corps. Le médecin légiste qui procède à la levée de corps médico-légale, le docteur Baudelaire Yao Koffi, a compté cinquante-sept cadavres. Au vu de l’examen externe, ils sont sensiblement dans le même état : leur mort remonterait à environ 48 heures. Arrivés à la morgue, ils ne sont plus que cinquante-six. Selon un responsable d’Ivosep, on aurait confondu un des linceuls contenant des vêtements et des chaussures recueillis sur place avec un corps. Le docteur Hélène Etté, le médecin légiste qui procèdera aux autopsies, met plutôt l’accent sur la pagaille qui aurait régné à ce moment-là. Durant toute la semaine qui suit, les deux médecins procèdent aux autopsies. Toutes les victimes ont été tuées par balles. Certains des projectiles sont encore dans les corps.

En revanche, aucune expertise balistique n’a été réalisée. Elle serait pourtant indispensable. Vingt-deux douilles ont été retrouvées sur place par la police judiciaire : vingt sont de calibre 7,62 mm, une autre de calibre 7,65 mm et la dernière de 9 mm. Selon un expert en balistique consulté, à Paris, par la délégation FIDH-RSF, les douilles de calibre 7,62 mm pourraient provenir de fusils d’assaut russes AK 47, utilisés en Côte d’Ivoire par la gendarmerie, la Force d’intervention rapide paracommando (FIRPAC) et la " Brigade rouge " de Boka Yapi (la garde prétorienne du général Robert Gueï). Ces douilles pourraient également provenir de fusils d’assaut chinois T 81, une variante plus moderne de l’AK 47, utilisés par la gendarmerie. La munition de calibre 7,65 mm correspond à un pistolet automatique qui équipe tous les corps d’armée ivoiriens, dont la gendarmerie. Enfin, le calibre 9 mm correspond à un pistolet automatique ou à un pistolet-mitrailleur de petit encombrement. C’est l’arme de dotation élémentaire en Côte d’Ivoire pour tous les corps d’armée, y compris la gendarmerie.

Le dimanche 5 novembre, de 8h30 à 12 heures, les familles des victimes sont invitées à identifier les corps, dans un état de putréfaction avancé. Sept d’entre eux le seront ce jour-là. Les jours suivants, d’autres cadavres seront, à leur tour, reconnus par les familles. Au total, au 18 décembre, seize corps issus du charnier ont été identifiés (dont la majorité seraient militants ou sympathisants du RDR, selon les responsables de ce parti).

Ils sont enterrés entre le dimanche 12 novembre et le 15 décembre. Sur le registre, à l’entrée du cimetière de Williamsville, il est systématiquement précisé sous la rubrique " Filiation ou pétitionnaires " : RDR. Ce parti avait, en effet, demandé aux familles ayant identifié leurs proches parmi les victimes de signer une " délégation de pouvoir " au nom du RDR. Les corps des autres victimes du charnier sont toujours conservés à la morgue du CHU de Treichville.

Les deux magistrats en charge de l’enquête judiciaire, rencontrés par la délégation, se sont, quant à eux, abrités derrière le secret de l’instruction. Cécile Zappa, doyen des juges d’instruction du Plateau, s’est contentée de préciser que des investigations étaient en cours et que des personnes avaient été auditionnées. Ajoutant qu’à sa connaissance, à ce stade de l’enquête, il n’y avait " toujours pas de plainte avec constitution de parties civiles de la part des familles des victimes ". Une information confirmée par Me Diané, un des avocats de M. Ouattara. Pour justifier le fait qu’ils n’aient toujours pas porté plainte, les parents des victimes ont expliqué à la délégation qu’ils avaient peur et que les organisations de défense des droits de l’homme ivoiriennes, comme les avocats du RDR, leur avaient conseillé de se regrouper en un collectif avant d’entamer la moindre démarche officielle. Quant au juge Joachim Ladji Gnakadé, doyen des juges d’instruction de Yopougon, il a bien confirmé qu’il était, lui aussi, en charge de cette enquête, mais s’est refusé à tout commentaire.

A l’exception du ministre de la Défense, les membres du gouvernement n’ont guère été plus précis sur l’état d’avancement des deux enquêtes. Mamadou Coulibaly, porte-parole du gouvernement, a simplement rappelé que, lors du Conseil des ministres du 15 novembre, le ministre de l’Intérieur, interrogé par le chef de l’Etat, avait expliqué qu’il devait attendre les procès-verbaux de la police et de la gendarmerie avant de pouvoir en dire plus. Si l’on en croit le porte-parole du gouvernement, la question du charnier de Yopougon n’est plus revenue, depuis, en Conseil des ministres. Lors de sa rencontre avec la délégation, le ministre de la Justice a expliqué que " les choses avançaient lentement mais sûrement. " Le ministre de l’Intérieur, Emile Boga Doudou, est également resté évasif : " On devrait pouvoir arriver à la fin de la procédure avant la fin du mois de janvier, ou du moins avant la fin du premier trimestre 2001. " Il a ajouté qu’un appel à témoins avait été lancé.

Moïse Lida Kouassi, le ministre de la Défense, s’est dit persuadé que l’enquête permettrait de " démasquer les coupables ". Il a précisé que, dès le lundi 30 octobre, il avait décidé de limoger le général Georges Déon, le commandant supérieur de la gendarmerie, ainsi que le général de brigade Soumaïla Diabagaté, le chef d’état-major des armées. " Je ne pouvais pas supporter l’idée de collaborer, même quelques jours, avec des gens qui pourraient porter une quelconque responsabilité dans cette affaire. " Le ministre de la Défense explique qu’il a eu un " soupçon " lorsqu’il a vu que le général Georges Déon, debout à ses côtés, n’avait aucune réaction d’indignation devant " l’horreur du charnier ". Il ajoute que ces " destitutions devraient faire en sorte que les militaires et les gendarmes n’entravent pas l’enquête ". Le ministre a également indiqué à la délégation FIDH-RSF que le rapport remis, dans le cadre de l’enquête de commandement, aux autorités judiciaires, deux semaines après la découverte du charnier, lui avait semblé " trop sommaire ". Au même moment, la police lui a fourni, affirme-t-il, un rapport " plus fouillé ". Il conclut : " Je ne suis pas sûr que les gendarmes veuillent mener une enquête jusqu’au bout. "

Le procureur Joachim Yua Koffi - qui a saisi le juge d’instruction pour ouvrir une information contre X pour " meurtres " et " assassinats " - a confirmé que l’enquête avançait trop lentement. Il a cité, par exemple, le fait que les rapports d’autopsie des cinquante-six corps n’étaient toujours pas parvenus au magistrat instructeur. Interrogé, le médecin légiste a promis que ce serait chose faite avant le 24 décembre.

De son côté, le président Laurent Gbagbo a assuré la délégation qu’il allait interroger son " conseiller juridique [René Degni-Segui, ancien doyen de la faculté de droit d’Abidjan et ancien président de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme] pour voir comment accélérer le cours de la justice sans interférer dans son fonctionnement ". Plus de cinquante jours après les faits, le responsable du camp commando d’Abobo, le commandant Be Kpan, au centre des accusations des deux rescapés, n’a, en effet, toujours pas été entendu par les magistrats en charge du dossier. Le procureur du tribunal de Yopougon a indiqué, lors de sa rencontre avec la délégation FIDH-RSF, le 18 décembre, qu’une convocation lui avait été adressée ce même jour. En revanche, le commandant Be Kpan affirme avoir déjà été interrogé par des gendarmes, pendant plus de deux heures, dans le cadre de l’enquête de commandement.


Des médias haineux

Depuis le début de la campagne pour l’élection présidentielle du 22 octobre, sur la quinzaine de quotidiens qui paraissent à Abidjan, environ la moitié, parmi lesquels les deux journaux gouvernementaux, n’a pas cédé à la dérive xénophobe, ni à la violence verbale. En revanche, quelques titres sont de véritables brûlots. Leurs principales cibles : les étrangers et l'opposant Alassane Dramane Ouattara. Le président du RDR a été violemment pris à partie, qualifié, dans différents titres, de " fils d'émigrés voltaïques ", d' " imposteur " ou encore de " renégat ". Le trihebdomadaire Le Bûcheron, créé en avril 2000 et proche du général Robert Gueï, a titré en Une " Non à une république islamique ", ajoutant quelques semaines plus tard : " Pour le peuple de Côte d’Ivoire, cet homme [M. Ouattara] est un danger ambulant plus dangereux que le virus d’Ebola ou le VIH. " Toujours dans Le Bûcheron, on a pu lire, encore une fois à propos de M. Ouattara : " Ce pécheur impénitent (…) est un dangereux " type " qu’il faut extirper de notre société quel que soit le moyen employé. "

Ces propos racistes visent également les immigrés et notamment les populations d'origine burkinabé. Ainsi, le 16 octobre, Le National publie un article intitulé " Etrangers dehors! " L'auteur, Dibignon Prosper, affirme que " les étrangers (...) cherchent par tous les moyens à mettre le feu à la Côte d'Ivoire. (...) Ils n'aiment pas ce pays. Ils y sont pour leur profit. Sentant les troubles à l'horizon, ils rentrent par millions chez eux. Nous les y accompagnerons. " Le Point ivoirien s’est interrogé à propos des musulmans et du ramadan : " Faut-il encore se priver de nourriture après qu’on ait tué, détruit et violé les femmes d’autrui ? "

De son côté, la presse proche du RDR n’hésite pas à jeter de l’huile sur le feu en multipliant les Unes provocatrices. Ainsi, le 27 octobre 2000, le quotidien Le Patriote titrait : " Gbagbo s’installe dans le sang ". Après la publication, à la Une de son édition du 4 décembre, d’une carte montrant la Côte d’Ivoire coupée en deux et sous-titrée : " La Côte d’Ivoire au bord de la sécession ", l’Observatoire de la liberté de la presse, de l’éthique et de la déontologie (OLPED - organisation professionnelle ivoirienne non gouvernementale) a condamné, le 14 décembre, cette " incitation à la révolte " précisant qu’il s’agissait d’" un exemple d’incitation au tribalisme et à la révolte que rien ne peut justifier. "
Le 26 octobre et les jours précédents, plusieurs journalistes et médias ont été pris à partie. Ainsi, Raphaël Lakpé, directeur de publication du Populaire et l’un des fondateurs de Notre Voie, l’organe du FPI, qu’il a quitté depuis, est arrêté le 26 octobre, à 6 heures, par des militants de son ancien parti. " Tu es un traître, tu soutiens un Dioula ", lui lancent ses agresseurs qui lui assènent des coups de pied avant de le remettre à des gendarmes. Conduit au camp de Koumassi, il est violemment battu, aspergé de gaz lacrymogène. Le même jour, Bakary Nimaga, rédacteur en chef du quotidien Le Libéral, proche du RDR, est maltraité par des manifestants et des membres des forces de l’ordre. Après lui avoir demandé s’il était droitier ou gaucher, des gendarmes lui cassent le bras gauche. Aucun de ces deux journalistes n’a, à ce jour, porté plainte. Toujours au cours de cette journée, les installations du quotidien La Référence sont saccagées par des manifestants, le matériel de production est dérobé. Les locaux du Libéral sont vandalisés et les ordinateurs détruits.
Les journalistes étrangers sont également pris à partie. Des correspondants de la presse étrangère - Bruno Minas de RFI, Fabienne Pompey de l’AFP, Anne Boher de Reuters, etc. - ont reçu des menaces anonymes et ont été la cible de propos injurieux, relayés par plusieurs titres de la presse locale. Certains d’entre eux avouent qu’ils vivent dans la crainte, qu’ils se sentent menacés, au point de ne pas toujours dormir au même endroit. Bruno Minas, le correspondant de RFI, a décidé de quitter la Côte d’Ivoire. Au cours du séjour de la mission, le 15 décembre, une manifestation réunissant une petite centaine de participants sillonnera les rues d’Abidjan pour demander le départ de certains journalistes étrangers et la fermeture de médias comme RFI.


Les différentes hypothèses

1 - Le massacre planifié

Rencontré par la délégation FIDH-RSF, Alassane Dramane Ouattara s’est dit convaincu que ce charnier était le fait " d’éléments des forces de l’ordre qui ne peuvent avoir agi sans avoir reçu des instructions de leur hiérarchie ". Il a ajouté : " Je ne peux pas penser, connaissant Gbagbo, que les instructions viennent de lui. " Les responsables à Abidjan de la communication du RDR partagent, officiellement, cette conviction.

En revanche, la presse proche du RDR - Le Patriote comme Le Libéral - n’hésite pas à mettre directement en cause les responsables du FPI. Ainsi, Le Libéral du lundi 6 novembre titre : " Charnier de Yopougon, massacre de militants du RDR : Et si les militants du FPI étaient impliqués ? " Dans le corps du texte, le journaliste de ce quotidien écrit : " Aux dires de certains témoins qui ont requis l’anonymat, des ordres ont été donnés par différents responsables du parti de Laurent Gbagbo afin que les policiers remettent des armes aux militants du FPI pour tirer sur leurs camarades du RDR. " Quant au Patriote du samedi 28 et dimanche 29 octobre, il s’interroge sur l’existence possible d’un " génocide en marche ". Le journaliste précise : " Dans le cas d’espèce [le charnier de Yopougon], les militants du RDR ont été raflés par les forces de l’ordre sur indication des militants du FPI. "

Cette thèse d’un massacre programmé et planifié, qui aurait été décidé au plus haut niveau de l’Etat comme de la gendarmerie, ne résiste pas à l’examen. Rien, dans les informations recueillies par la délégation FIDH-RSF, ne vient corroborer ces allégations. De plus, à la date du 26 octobre, comme l’explique Diégou Bailly, directeur de publication du quotidien Le Jour, " il y a un vide à la tête de l’Etat. C’est une période de confusion. " Ce que confirme le procureur Joachim Yua Koffi quand il dit : " Le pouvoir n’était pas encore assis ". Il n’y a effectivement, le 26 octobre, plus de gouvernement opérationnel. Il faudra attendre la fin de la journée pour que Laurent Gbagbo soit investi chef de l’Etat.


2 - La manipulation

A l’opposé, des militants du FPI, le commandant Christophe Batté, chef de cabinet adjoint du commandant supérieur de la gendarmerie et aussi une source diplomatique à Abidjan, estiment que toute cette affaire pourrait être un " montage ", une " manipulation " des hommes du RDR. Pour eux, des cadavres auraient été récupérés dans les rues de la ville, le 26 octobre, et jetés à Yopougon, sur le lieu du charnier. Pour appuyer leur thèse, ils avancent plusieurs arguments. Pourquoi, par exemple, avoir choisi un terrain au milieu de plantations, juste derrière la zone industrielle de Yopougon, à seulement 1100 mètres de la route qui longe la MACA ? Pourquoi ne pas avoir enterré les corps dans une fosse commune - les emplacements possibles ne manquent pas autour de la caserne d’Abobo - ou choisi de les faire disparaître dans la lagune ? Pourquoi avoir pris le risque de transporter plus de cinquante personnes entre le camp commando d’Abobo et Yopougon, distants de treize kilomètres, alors qu’il faisait encore jour ? Comment n’avoir pas pris plus de précautions pour éliminer les témoins, en l’occurrence les deux rescapés, devenus aujourd’hui les principaux accusateurs des gendarmes ? Est-il possible, dans un quartier aussi peuplé qu’Abobo, qu’il n’y ait, à ce jour, aucun témoignage direct attestant que des " raflés " aient été conduits au camp d’Abobo ?

Les partisans de la thèse de la " manipulation " soulignent encore : que les " extrémistes " du RDR n’hésitent pas à parler de " génocide ", accréditant, du coup, la thèse d’un massacre planifié ; que c’est la cellule de communication du RDR qui a géré, de bout en bout, toute cette affaire, mettant " complaisamment " des témoignages à la disposition de la presse et des organisations de défense des droits de l’homme. Ils soulignent enfin que ce " coup médiatique " réalisé, les avocats du RDR et les familles des victimes n’ont toujours pas porté plainte.

Le procureur du tribunal de Yopougon ne croit pas à la " thèse de la manipulation ", même s’il admet que certains éléments de l’enquête restent troublants. Joachim Yua Koffi s’interroge ainsi sur l’absence de traces importantes de sang sur les lieux du charnier (Christophe Koffi, de l’AFP, et premier journaliste à s’être rendu sur place, fait remarquer qu’il a plu dans la nuit de jeudi à vendredi et durant la journée du vendredi) et sur le faible nombre de douilles retrouvées sur place par les enquêteurs, vingt-deux exactement (Christophe Koffi affirme qu’il y avait plus d’une centaine de douilles mais que des personnes en ont ramassées avant l’arrivée des policiers). Le procureur est également troublé, comme d’autres, par la distance entre le camp d’Abobo et le lieu du charnier (" pourquoi être allé si loin ? ") et par le fait que les cadavres n’ont pas été dissimulés (" pourquoi ne pas avoir caché les corps ? ").


3 - Des actes de vengeance

Troisième hypothèse, le charnier de Yopougon n’aurait pas été planifié, mais serait le résultat d’une vengeance des gendarmes du camp d’Abobo, à la suite de la mort d’un des leurs. Le lieutenant Nyobo N’Guessan dirigeait l’un des pelotons de marche de la caserne. Manifestement, comme les autres officiers, il a été surpris par la violence des affrontements. Il ne s’agissait en aucune manière de " partisans d’Alassane Ouattara qui exigeaient pacifiquement la reprise de l’élection présidentielle ", comme l’a écrit, le 6 novembre, Le Libéral, un journal proche du RDR, mais d’une véritable émeute. La mort du lieutenant aurait profondément choqué ses camarades. Tous les éléments recueillis par la délégation FIDH-RSF accréditent l’idée que les gendarmes se seraient vengés sur les personnes déjà détenues dans la caserne ou sur d’autres qu’ils seraient allés " rafler ". Sur l’heure à laquelle le lieutenant Nyobo N’Guessan a été tué, sur l’arrivée du corps à la caserne, sur les réactions des soldats (" ils étaient en pleurs "), sur l’aspect et la couleur des véhicules qui auraient transporté les victimes et les gendarmes : tout concorde et va dans le sens de l’hypothèse " d’actes de représailles ".

A ce stade de l’enquête, on ne peut répondre que partiellement à certaines questions essentielles : L’encadrement de la caserne d’Abobo a-t-il participé directement aux exécutions dans la cour du camp ? Est-il vraisemblable qu’un convoi de trois véhicules se mette en route sans que les officiers donnent leur accord ou, pire, en soient à l’initiative ? La hiérarchie de la gendarmerie a-t-elle pu rester dans l’ignorance de tels agissements dans les heures qui ont suivi ? Sur ce dernier point, le commandant Christophe Batté, chef de cabinet adjoint du commandant supérieur de la gendarmerie, apporte un élément de réponse. Selon lui, le 26 octobre, comme chaque jour depuis l’élection présidentielle du 22, une " cellule des opérations ", installée dans les locaux du commandement supérieur de la gendarmerie et dirigée par le général Georges Déon en personne, fonctionnait 24 heures sur 24. " Comme tout responsable d’une circonscription, en l’occurrence la commune d’Abobo, le commandant Be Kpan rendait compte, à tout moment, de ce qui se passait sur le terrain, à la " cellule des opérations ", explique le commandant Christophe Batté. Il y avait des patrouilles toute la nuit. On ne pouvait pas faire sortir des unités sans en référer à la cellule. Quant à nos hommes, ils ne pouvaient pas, bien évidemment, utiliser un véhicule d’une caserne sans en référer à leurs supérieurs. "


Conclusion

La délégation FIDH-RSF a pu rencontrer l’ensemble des personnes qu’elle souhaitait interroger, du chef de l’Etat aux gendarmes directement mis en cause dans l’affaire du charnier de Yopougon. Les engagements des autorités qui expliquaient, selon les mots mêmes du président Laurent Gbagbo, que " toute organisation pourrait enquêter librement ", ont été respectés. La bonne volonté des autorités ivoiriennes doit être d’autant plus soulignée que cette enquête se déroule dans un climat politique fragile. Dans ce contexte, il ne serait pas sans risques de mettre en cause les forces de sécurité.

En revanche, on est en droit de s’interroger sur les lenteurs et les lacunes de l’enquête diligentée après la découverte des victimes du charnier. Même s’il est légitime que les nouvelles autorités ivoiriennes ne veuillent pas interférer dans le cours de la justice, elles devraient s’inquiéter du retard que prennent les investigations en cours. Que l’une des principales personnes mises en cause, le commandant Be Kpan qui dirige le camp commando d’Abobo, n’ait toujours pas été entendue par un juge d’instruction, plus de cinquante jours après les faits, est non seulement anormal, mais inacceptable.

Au terme de son enquête, la délégation privilégie la thèse d’actes de vengeance de la part des hommes de la caserne d’Abobo. Ces actes de vengeance semblent avoir bénéficié, si ce n’est de la complicité active, tout au moins du laisser-faire de la hiérarchie de cet escadron de gendarmerie. Par ailleurs, il semble que des responsables au plus haut niveau de la gendarmerie aient couvert les agissements des hommes du camp d’Abobo. Il s’agira de déterminer le rôle et les responsabilités exacts de chacun pendant et après les événements.

Les affrontements de la journée du 26 octobre entre, d’un côté, les militants du RDR, et de l’autre, ceux du FPI appuyés par la gendarmerie et la police, se déroulent sur une toile de fond qui voit les uns et les autres instrumentaliser la question de l’immigration, dans un pays où près d’un tiers de la population est étrangère. L’élucidation de ce qui s’est exactement passé ce jour-là est l’une des conditions de l’apaisement des esprits. On ne peut bâtir sur des fondements qui ont pour nom, violence et impunité. Parce que le massacre de Yopougon met directement en cause la gendarmerie, un des piliers du maintien de l’ordre et de la sécurité, il est impératif de déterminer les responsabilités de chacun. De la même façon qu’il est insupportable que le général Robert Gueï ne réponde pas des crimes dont il est responsable - et notamment de la mort de dizaines de personnes, dont beaucoup de militants du FPI, lors des journées des 24 et 25 octobre -, il serait inacceptable que les auteurs du charnier de Yopougon passent entre les mailles de la justice. Quand le président Laurent Gbagbo a reçu la délégation FIDH-RSF, il a demandé qu’on le " juge sur pièces ". Les résultats de l’enquête sur le charnier de Yopougon en seront l’occasion.


Recommandations

Compte tenu des éléments en leur possession, qui peuvent être de nature à contribuer à l’instruction en cours, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Reporters sans frontières (RSF) :
- demandent que tous les moyens soient accordés à la justice pour que les enquêtes et les procédures judiciaires ouvertes concernant le charnier de Yopougon du 26 octobre 2000, soient menées dans des conditions d’indépendance effective et que toutes les personnes impliquées dans ces événements soient entendues par les magistrats instructeurs dans les meilleurs délais. Les responsables présumés de ces crimes et ceux qui auraient éventuellement couvert leurs agissements doivent être traduits en justice et répondre publiquement des actes qui leur seraient reprochés ;
- insistent pour que les deux rescapés du charnier soient encouragés à déposer devant les magistrats instructeurs. Des assurances publiques doivent être données pour leur assurer, ainsi qu’aux familles des victimes, toutes les garanties de protection afin qu’ils ne subissent aucune pression ou intimidation de la part des forces de sécurité et des personnes mises en cause ;
- encouragent les familles des victimes à déposer plainte et à se constituer partie civile, et demandent à ce qu’elles puissent bénéficier de l’assistance judiciaire ;
- demandent au RDR de contribuer au bon fonctionnement de la justice en fournissant aux autorités judiciaires tous les éléments de preuve en leur possession, susceptibles d’éclairer les enquêtes ;
- recommandent aux autorités ivoiriennes de faire en sorte que les forces de sécurité cessent de menacer, de battre et d’interpeller des journalistes ;
- demandent aux médias ivoiriens de cesser de publier des articles à caractère raciste et xénophobe, voire appelant à la haine et à la violence. L’article 47 du Code de la presse – un code par ailleurs largement critiquable – prévoit des sanctions pour quiconque proférerait des injures " dans le but d’inciter à la haine, au racisme, à l’ethnisme, au tribalisme et à la violence ".





 

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